Le seuil – Herman Hertzberger (L.Brossy)

 

Mais comme il vit que je ne partais pas,
il dit : « Par d’autres voies, par d’autres ports
tu viendras au rivage, non ici pour passer ;
il faudra que te porte un bateau plus léger. »Mon guide alors lui dit : « Charon, ne te démène pas :on veut ainsi là où on peut
ce que l’on veut, et ne demande pas davantage. »
Dante, l’Enfer, Vestibule de l’enfer; III, 31-51

Le « nocher des Enfers », dans la mythologie grec, est le passeur du Styx, le fleuve des Enfers. C’est le Charon, le passeur, celui qui mène d’une rive à l’autre, qui transporte les êtres qui quittent la vie pour aller à la mort. Si, comme le disait François Mauriac, il y a un « seuil de la mort », alors le fleuve en est la frontière, et le Charon en est pont. Ici, le passeur est le symbole d’une réconciliation partielle entre deux mondes que tout oppose, c’est, comme le dit Herman Hertzberger, « la clé de la transition et de la connexion entre des zones soumises à des prétentions territoriales différentes ». Le seuil constitue un élément de rencontre au milieu d’une frontière limitant précisément deux espaces. En ce sens, l’individu fait perpétuellement usage des ces points de rencontres. Celui qui sort de sa maison pour pénétrer dans la rue, passe nécessairement par le biais du seuil, ici le seuil « par excellence ». Mais ce n’est là que le maître étalon. Celui qui quitte sa maison pour la rue, est aussi celui qui quitte la sphère privée pour l’espace public. Ce changement est plus que physique, il est symbolique. Dès lors, quitter un espace pour aller à la découverte d’un autre, si routinier qu’il puisse être pour certains, n’en demeure pas moins une aventure pour d’autres. L’enfant qui sort des jupes de sa mère pour se poster à l’orée de la rue réalise un acte de bravoure mesurée, le torse exposé à la chaleur de l’extérieur, le coup maintenu dans la fraicheur paisible de l’intérieur.

Pour l’enfant qui balance entre deux univers, assis sur une dalle de pierre ou une planche de bois, le seuil réuni ceux qui passent et ceux qui restent, ceux qui s’arrêtent et ceux qui discutent. Dans Le Premier homme, Albert Camus parlera de son Algérie natale et de « ce quartier ou les gens vivaient toujours sur leur seuil ». Cette ouverture qu’instaurent les habitants, participe à la chaleur d’un lieu, à la convivialité qui l’anime. Plus qu’un simple point de connexion, c’est un espace à part entière qui se dessine. Une sphère régie par ses propres règles, autonome de sa fonction de transite. Comme l’explique Herman Hertzberger, « cet espace public assume, en tant que lieu de rencontre pour les gens ayant des

intérêts communs, une important fonction sociale ». Le seuil aurait alors sa propre vie. Il ferait office, comme l’auteur le dit, de lieu de rencontre dans un espace public. Ainsi, l’entrée d’une école, le hall d’une maison de retraite, ou encore -pourrait-on imaginer- d’un hôpital, constituent autant de d’espaces propices à la discussion, participant à l’émulation du lieu. Ces airs de dialogues sont d’autant plus importantes dans les villes, ou la création d’espaces publics, au sens premier du terme: publicus, c’est à dire « qui intéresse le peuple », est rendu plus difficile.

Mais enfin, le seuil est aussi le premier et le dernier moment. C’est par là que le l’on arrive et par là que l’on part. C’est ainsi que l’auteur parle du seuil comme « la traduction architecturale de la convivialité ». Pour autant que le passage y est fréquent, il se doit d’être accueillant. Celui quitte l’extérieur froid et humide, se sent réellement pénétrer chez lui quand il perçoit la chaleur tiède de l’entrée. A ceci près que le hall, adjacent au seuil, puisse parfois à être, à l’inverse, le témoin d’une certaine raideur, symbole d’élégance. Dès lors, l’entrée, en tant que premier point de contacte avec l’intérieur d’une structure, revêt une importance dans la représentation qu’il donne du lieu dont il dépend. L’atmosphère ne sera naturellement pas la même à l’entrée d’une petite auberge de province, avenante et conviviale, que celle majestueuse et imposante d’un immeuble haussmannien. Il faudra ainsi attendre le seuil même des appartements, des lieux d’habitation, pour retrouver cette chaleur. Des seuils derrière d’autres seuils. Comme l’espace public est le bien commun, juridiquement, un hall d’entrée ou un cage d’escalier constituent autant de parties communes, propriétés de chacun des habitants. Ainsi, passé cette espace semi-public qu’est l’entrée, on trouve d’autres seuils relevant, pour leurs parts, de qui est réellement du privé. Mais, tels des cercles concentriques, les espaces peuvent encore être segmentés. Le passage d’une salle à manger ou d’une cuisine vers une chambre, constitue tout autant un seuil symbolique entre l’espace commun aux résidents et une sphère encore plus personnelle. Cette segmentation est plus flagrante encore dans le cadre de cohabitation. Chacun est parfaitement libre derrière la porte de sa chambre, mais tout le monde est tributaire des règles de la collectivité dans les parties communes de l’habitat. A chaque zones géographiques, limitées par des frontières, correspond des droits qui leurs sont propres. A une tout autre échelle, les frontières nationales constituent autant de délimitations impliquant des systèmes normatifs différents. Comme Montaigne le disait, ce qui est légal ici ne l’est pas passé les Alpes.

Dès lors le seuil, l’espace d’un point, d’une zone franche, constitue le point de communication et d’ouverture indispensable.

 

Dans le texte de Herman Hertzberger issu de Leçons d’architecture, la notion de seuil est abordée selon une définition où l’enjeu « est ici la rencontre et la réconciliation de la rue et du domaine privé ».
Au travers plusieurs exemples concrets comme la relation de l’enfant à la rue, l’école primaire ou le jardin d’enfants, l’auteur tend a présenter le seuil comme un espace particulier, « par excellence ». C’est le lieu de rencontre, de passage, de sociabilité condensé au sein d’un cadre plus ou moins défini.

Cependant cette zone d’un point de vue juridique n’existe plus , on trouve désormais des « lieux », « espaces abrités » dont la fonction est d’anticiper une entrée, de couper deux espaces. Il est vrai que le terme du seuil est inexistant dans le vocabulaire courant, totalement effacer des termes descriptifs de chacun. Cependant l’architecte persiste. Hertzberger lui même dans ses projets optimise ces « espaces de transition créant un cadre où accueillir et prendre congés des visiteurs, le seuil représentant dès lors la traduction architecturale de l’hospitalité ».

Ce mélange d’architecture et de notion sociologique transparaît largement dans le texte, il faut comprendre le lien étroit qui s’établit lors de la création d’un mur plus ou moins épais, et le rapport d’intimité ainsi créé. Le seuil est un élément « construit », « divisé en deux entrées séparées par une paroi verticale perpendiculaire a la façade » « manifestement considérée comme une extension du logement ».

Il est évident que lorsque l’on a établit les définitions premières du seuil certaines situations peuvent déroger aux règles, l’immeuble SEAGRAM building de mies Von der Rohe sur Park avenue est un exemple type de l’élargissement du seuil : on rentre directement dans l’immeuble. Ici, le tissu urbain fait office de seuil. Si on s’attarde sur Mies Von der Rohe, l’exemple de la farmworth house, par sa composition spatiale – enchainement d’un podium plus une loggia avant d’entrée dans la maison avec un jeu sur les hauteurs – créer un seuil différent du dit « palier » et fait alors transparaitre une nouvelle façon de comprendre le seuil.

Ainsi en ne s’arrêtant que sur deux édifices architecturaux, et en reprenant l’exemple de Hertzberger sur « la célèbre maison Schröder », on en conclue que l’architecture est créatrice de seuils, et ce grâce à la compréhension totale de l’architecte pour ce lieu à la fois si particulier et si mal connu.

La notion de seuil est donc une exclusivité architecturale. Au travers de son texte Hertzberger invite le lecteur, par le biais d’une approche pluridisciplinaire, a en comprendre les nombreux aspects, et ce, par le truchement d’une démonstration tout à fait exhaustive.

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