La mixité s’arrête à la sortie de l’école

 

Dans un contexte de volonté politique d’encourager le brassage de population,  les quartiers caractérisés par une mixité sociale importante n’offrent pas nécessairement des avantages aux populations qui y résident, puisqu’elles n’ont pas la même dotation de capitaux pour se l’approprier.  Cette mixité peut n’être que de façade lorsque les ménages les plus favorisés du quartier mettent en place des stratégies afin d’éviter de côtoyer les familles d’origine populaire, notamment lorsque cela concerne leurs enfants.

Une stratégie de contournement scolaire…

Pour mettre en lumière un réflexe bien répandu, il est intéressant de s’arrêter sur la question scolaire. Il apparait que les élèves d’un milieu défavorisé ressentent d’autant plus négativement leur situation sociale que le lycée dans lequel ils se trouvent est favorisé. D’après les travaux du sociologue de l’urbain Eric Charmes, des études américaines montrent  que moins la présence d’un élève d’origine modeste dans un établissement favorisé résulte d’un choix (comme dans le cas d’une politique visant à promouvoir la mixité), moins les résultats sont positifs.

Certains outils supposés garantir la mixité à l’école peuvent avoir des effets qui éloignent des objectifs visés : la carte scolaire par exemple qui oblige les enfants d’être scolarisés dans l’établissement de leur quartier ne semble pas favorable à la mixité si le quartier lui-même n’est pas à la base socialement mixte. De plus, l’obligation de devoir fréquenter un établissement mal réputé peut dissuader certaines familles d’emménager dans le quartier de cet établissement. Ceci s’impose d’ailleurs aux ménages qui ne disposent pas du capital social nécessaire pour les contourner ou qui ne peuvent pas choisir leur lieu de résidence, donc des ménages populaires. Les couches moyennes supérieures qui promeuvent la mixité sociale peuvent néanmoins s’en affranchir en recourant à l’école privée ou en obtenant des passe-droits pour contourner la carte scolaire. Eric Charmes donne plusieurs chiffres : à l’entrée au collège, un tiers des familles décident de ne pas scolariser leur enfant dans le collège public du secteur. Pour les collèges mal réputés, l’évitement peut atteindre près de 50% des enfants.

… et une socialisation sous surveillance

Le processus de socialisation des enfants est lui aussi façonné par la mixité dans laquelle ils vivent. Dans certains quartiers « gentrifiés » où l’arrivée de ménages de classes supérieures a modifié l’aspect uniquement populaire du quartier, tout se passe comme si les enfants pratiquaient une mixité à géométrie variable. Ainsi, une étude menée sous la direction de Sonia Lehman-Frisch sur le quartier des Batignolles dans le XVIIème arrondissement de Paris démontre que le mélange social se déploie de façon plus marquée à l’école que dans le quartier. La plus grande ouverture à la mixité dans le cadre de l’école est liée à la composition sociale des classes étudiées qui comprend  à la fois des enfants issus de couches populaires et de classes moyennes-supérieures. Il se révèle qu’au sein de l’école, presque tous les enfants interrogés ont des affinités avec des camarades d’un autre milieu social que le leur. Cependant, dans le quartier, et à l’exception du parc qui constitue un lieu de côtoiement des enfants de différents milieux sociaux, les sociabilités tendent à être bien moins mixtes qu’à l’école : que ce soit dans le lieu de résidence ou dans  les activités extra-scolaires, les relations sociales des enfants s’inscrivent davantage dans leur propre milieu social.

Mixité choisie et entre-soi contraint

La mixité des sociabilités enfantines selon les lieux est structurée par des effets de classe. Les enfants des classes moyennes-supérieures ont des relations sociales plus mixtes que ceux des couches populaires. Les enfants des couches populaires, eux, ont des sociabilités relativement moins mixtes à l’école que leurs camarades des couches moyennes-supérieures, et ils invitent aussi  moins souvent leurs amis chez eux (généralement en raison de conditions de logement perçues comme moins favorables). Deux logiques semblent expliquer ce phénomène : les enfants des classes populaires semblent obéir à une logique de repli social : leurs relations sont plus contraintes que choisies. À l’inverse, pour les enfants des classes moyennes-supérieures, il semble que  les parents opèrent un « rééquilibrage social » par rapport aux sociabilités mixtes entretenues à l’école, notamment en contrôlant les fréquentations de leurs enfants à travers les invitations d’amis au logement ou la sélection des activités extra-scolaires….

Les enfants ne semblent donc pas développer leurs sociabilités en toute indépendance, et celles-ci sont évidemment en partie structurées par les stratégies éducatives menées par les parents. Cela est particulièrement vrai pour les classes moyennes-supérieures. Si ces parents insistent de façon assez consensuelle sur la nécessité d’apprendre la mixité à leurs enfants, ils tendent à encadrer leurs sociabilités beaucoup plus strictement que ne le font les parents d’origine populaire.

De plus, ces parents de classes moyennes-supérieures n’accordent pas tous la même importance à la mixité sociale dans leur stratégie éducative. Cela s’exprime bien sûr dans le choix de l’école, publique ou privée, mais pas seulement. Certains estiment important que leur enfant soit confronté à la mixité sociale à la fois à l’école publique, dans le logement et dans le quartier en général, ce qui se traduit par un réel mélange social. À l’opposé, d’autres acceptent la mixité des relations sociales de leur enfant dans le cadre de l’école publique mais opèrent un rééquilibrage de ses sociabilités en organisant la plupart de sa vie sociale dans leur milieu social. La mixité scolaire imposée ne permet donc pas d’aller au bout de l’objectif qu’elle se donne.

L’exemple de la socialisation des enfants permet de constater qu’une situation de mixité territoriale, avec des populations d’origines diverses qui se côtoient, n’induit en aucun cas une mixité sociale avec la création de liens entre ces communautés, mais plutôt une forme de cohabitation plus ou moins pacifique.

 

Références

AUTHIER Jean-Yves, LEHMAN-FRISCH Sonia, « La mixité dans les quartiers gentrifiés : un jeu d’enfants ? », Metropolitiques, 2 octobre 2013

CHARMES Eric, « Pour une approche critique de la mixité sociale. Redistribuer les populations ou les ressources ? », la viedesidees.fr, mars 2009.

« Les Temps durables » à Limeil-Brévannes : un éco-raté ?

La France connaît actuellement à travers la réalisation des écoquartiers un véritable engouement pour l’urbanisation. Une partie des personnes se revendiquant écologistes et qui dénonçaient auparavant l’urbanisation se mobilise aujourd’hui pour la création d’écoquartiers. En conséquence, de nombreux maires bâtisseurs se sont saisis de l’occasion pour remettre à l’ordre tous les projets qui n’avaient pas pu être engagés auparavant, car trop « bétonnés ».

On considère souvent les écoquartiers comme une sorte de solution miracle permettant de remédier à tous les maux de l’urbanisation ratée des décennies précédentes que ce soient les grands ensembles, l’édification de villes nouvelles et l’étalement pavillonnaire, à travers l’application de trois principes phares : densité, écologie et mixité sociale. La combinaison de ces trois éléments devrait normalement conduire à la réalisation d’une urbanisation harmonieuse et réconcilier les Français avec la ville.

Pourtant ces nouveaux quartiers n’apparaissent pas forcément aussi idéaux que les élus et les promoteurs immobiliers veulent le faire croire, en étant parfois réservés à des populations privilégiées (notamment l’écoquartier Vauban à Fribourg en Allemagne, où ne résident seulement que des cadres et des professions intellectuelles supérieures), ou au contraire, abandonnés à certaines populations en difficulté du fait d’un manque cruel d’attractivité. Réaliser un écoquartier n’est donc pas gage de réussite et ne permet pas forcément de s’inscrire dans une réelle démarche de durabilité pour la ville.

A mesure d’exemple, le cas de la ville de Limeil-Brévannes, dans le Val de Marne, où se trouve l’un des premiers écoquartiers de France appelé « les Temps durables », est assez éloquent. Achevé en 2010, il regroupe en tout un millier de logements, soit 2500 personnes (et 10% de la population de la commune). Pendant la durée des travaux, la municipalité a fait une importante publicité à ce quartier qui se voulait modèle, issu de la reconversion d’un terrain pollué. Ce projet a d’ailleurs couté près de 150 millions d’euros à la ville.

Mais depuis son achèvement l’écoquartier accumule les problèmes. En effet, après que de nombreuses malfaçons aient été constatées dans les logements, qu’un campement de Roms se soit installé à proximité, que l’école primaire n’ait pas pu accueillir tous les enfants prévus, le supermarché du quartier fut fermé suite à un manque de rentabilité, un an et demi  seulement après son ouverture.

Le premier élément qui saute aux yeux en arrivant dans ce nouvel écoquartier, c’est la disposition urbaine : plusieurs immeubles de hauteur identique sont alignés les uns à coté des autres, donnant un véritable aspect de « mur de béton ». Aucun espace et aucune rue ne viennent briser un alignement finalement très monotone. Par ailleurs, l’aspect massif du quartier dénote avec l’environnement peu urbanisé des alentours.

Un deuxième élément, qui vient ensuite assez rapidement à l’esprit, est sa localisation particulièrement peu attractive, pour un quartier se voulant «écologique». L’écoquartier «Les Temps durables» se situe en bordure de la ligne TGV Paris-Lyon, non couverte à cet endroit, et sous le passage des avions atterrissant à l’aéroport d’Orly. Il est également un peu en retrait d’une voie express et a pour voisinage une ancienne décharge, sujette à des incendies fréquents.

En ce qui concerne les transports, il n’y a pas de stations de métro ou de RER à proximité. Pour rejoindre la ligne du métro située à Créteil, il faut franchir plusieurs infrastructures, ce qui est impossible actuellement à pied. S’il existe un projet de téléphérique, il n’est pas certain qu’il puisse remédier de manière satisfaisante à l’enclavement du quartier. Le RER A apparaît quant à lui beaucoup trop éloigné (à plus d’un kilomètre). Pour l’instant, la desserte de l’écoquartier se fait uniquement par bus, ce qui limite considérablement son attractivité.

L’insertion urbaine est presque inexistante  :  l’urbanisme apparait complètement coupé du reste de la ville. L’écoquartier est entouré de quartiers pavillonnaires dont les rues se terminent en impasse, sans aucun lien avec le quartier. Cela donne cette impression d’une «forteresse» au milieu de nulle part. Des grilles séparent le quartier de son environnement urbain proche, et aucune liaison n’est possible entre la ville ancienne et la nouvelle.

A titre évocateur , l’appellation officielle du quartier n’est pas « les Temps durables« , mais la «ZAC de la Ballastière».  L’ancienne municipalité de Limeil-Brévannes envisageait depuis longtemps l’urbanisation de ces terrains, et la politique des écoquartiers a constitué le moyen de faire passer auprès de la population un projet qui, sous son appellation de ZAC, aurait probablement cristallisé les oppositions. Le label «éco» a donc permis de justifier un projet qui n’est finalement pas une réussite en matière d’écoquartier.

La combinaison de ces différents éléments négatifs augure donc mal du futur de ce quartier. D’autant plus que les charges ont explosé : elles sont trois fois supérieures à ce qui avait été annoncé aux habitants lors de l’acquisition de leur logement. Ceci est du notamment au cout de la production d’énergie par la centrale biomasse installée dans le quartier. Il s’est avéré que les bâtiments étaient beaucoup plus énergivores que prévus, et la capacité de la centrale a donc du être adaptée pour pouvoir y répondre (c’est un coût de près de 15 millions d’euros sur 30 ans).

On peut craindre vu la situation que d’ici une vingtaine d’années, «Les Temps durables» subisse les mêmes problèmes que les quartiers construits dans les années 1970. Effectivement, le quartier risque de s’avérer répulsif pour les classes moyennes, et pourra conduire à une concentration des populations les plus en difficultés, et finir par devenir un véritable espace de relégation urbaine.

Références :

  • CHALARD Laurent, Les écoquartiers sont loin d’être tous des modèles d’urbanisation, Slate.fr, 26/10/2015
  • Les déçus d’un quartier écolo dans le Val de Marne, France Info, 22/11/2012
  • VIVES Agnès, Limeil Brévannes : les charges explosent dans le quartier maudit, Le Parisien, 29/03/2016

Les grands ensembles, patrimoine architectural de la France.

L’histoire associe aux grands ensembles la figure de Le Corbusier, amoureux de la ligne droite, grand détracteur de la rue et défenseur de l’habitat fonctionnel, comme principal instigateur. Les pouvoirs publics créent en partie les grands ensembles en réponse au développement dans les années 1920 et 1930 de l’habitat pavillonnaire (les maisons individuelles développées en auto-construction), implicitement critiqué pour son gaspillage de l’espace urbain, qui se fait toujours plus rare, et ses problèmes de réseaux. Mais aujourd’hui, les grands ensembles sont passés du rôle de symbole de la modernité à celui de symbole de la précarité. Ils conjuguent aujourd’hui toutes les problématiques sociales les plus sérieuses, et sont particulièrement dépréciés, perçus même comme des périphéries de relégation. Ils vont devenir la priorité des politiques de la ville, à travers des dispositifs et des mesures aux noms diverses, jouant la carte de la réhabilitation et/ou de l’insertion sociale. Reste qu’aujourd’hui, l’avenir des grands ensembles semble s’inscrire en pointillé…

Une perspective pour les grands ensembles semble passer par la patrimonialisation. L’architecte urbaniste auprès de l’ANRU Jean-Patrick Fortin y est favorable dans un sens de reconnaissance de l’œuvre sociale menée par le Conseil National de la Résistance après la deuxième guerre mondiale. Il défend également l’héritage idéologique que transmettent les grands ensembles. De plus, cela permet de reconnaître la valeur architecturale et historique de certains bâtiments, qui, au milieu de nombreux autres caractérisés par leur banalité et leur impersonnalité esthétique, sont les héritiers physiques du « style international » né dans les années 50. L’objectif est de revaloriser ces bâtiments pour qu’ils retrouvent une attractivité. La reconnaissance patrimoniale attire car elle offre un cadre de vie atypique et une plus importante valeur culturelle. Un exemple éloquent est celui de la Cité Radieuse du Corbusier à Marseille, devenue monument historique en 1964, qui est passée de structure architecturale excentrique et inadaptée (« la maison du fada ») à une résidence classée à la valeur culturelle indéniable.

Préserver et valoriser

L’objectif visé par la patrimonialisation des grands ensembles est de permettre de reloger les habitants à qui ces logements étaient destinés au départ (classes moyennes, jeunes ménages) tout en évitant le risque d’un basculement dans l’élitisme et de la logique purement marchande. En outre, il ne s’agit pas de patrimonialiser tous les grands ensembles, mais uniquement ceux qui ont une valeur, une originalité, une unicité architecturale et paysagère remarquable (à l’image du Serpentin des Courtillères à Pantin ou le grand ensemble de Sarcelles). La politique de patrimonialisation a débuté dès les années 90 sous l’égide du Conseil de l’Europe, qui recommande la protection du patrimoine architectural du XXème siècle. Ce sont aujourd’hui les Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC) qui, sous l’impulsion du Ministère de la Culture dès 1999, sont chargées de labelliser les grands ensembles : ils sont aujourd’hui une centaine à être concernés par cette disposition de conservation.

La patrimonialisation redonne de l’attrait aux grands ensembles qui en bénéficient, mais créée de nouvelles contraintes pour les habitants qui doivent adapter leur mode de vie : nombreuses normes administratives concernant les travaux de restauration, obligation de laisser le bâtiment accessible aux touristes… De plus, cette patrimonialisation et l’inévitable gentrification qui l’accompagne répond elle vraiment aux préoccupations des populations modestes qui occupent actuellement les grands ensembles ? Le risque selon le sociologue Thierry Paquot est de créer une nouvelle ambiance socio-architecturale qui ne corresponde pas à celle des résidents historiques. Les habitants, en attente de rénovations bien trop nécessaires et souvent méconnaisseurs de la valeur culturelle de leur logement, voient la volonté du ministère de la Culture de patrimonialisation comme de nouveaux retard dans les travaux et inscrite en dehors du cadre de leurs préoccupations quotidiennes.

Réintégrer les grands ensembles au tissu urbain

Pour Pierre Merlin, des conditions seront nécessaires pour sortir les grands ensembles de leur situation précaire d’aujourd’hui : cela nécessite selon lui un changement profond des mentalités de la population française vis à vis des grands ensembles, et une approche différente de la part des pouvoirs publics. Cela nécessite également des moyens financiers, qui ne pourront être disponibles que si la France réussit à sortir de la crise économique actuelle et dans un contexte de reprise durable de la croissance. S’inscrivant dans un climat de relance de l’attractivité économique de la France et de réduction du chômage, la ville compacte pourra se mettre en place par un déploiement d’une nouvelle forme d’urbanisme combinant transports durable et foncier maitrisé. Les grands ensembles se distingueront toujours des quartiers anciens (maisons individuelles, vieux centre) et des quartiers plus récents (villes nouvelles, quartiers de la ville compacte) mais Merlin parie sur un renforcement des liens entre les quartiers grâce à l’action des municipalités et la prospérité économique.

Contrairement à Thierry Paquot, il est totalement favorable à une politique de réhabilitation qui donnerait un nouveau cachet aux grands ensembles et attirant des classes moyennes supérieures éduquées (« bourgeois-bohèmes »), grâce aux prix de l’immobilier restés inférieurs à ceux de la ville centre. Il compare l’engouement que provoquera l’acquisition de logements situés dans des grands ensembles à celui connu par les bâtiments industriels désaffectés transformés en lofts. Il ne doute pas néanmoins que la majeure partie de la population des grands ensembles restera constituée par des ménages modestes d’origine étrangère. Mais d’après lui la cohabitation sera possible dans le cadre du dynamisme économique et d’un climat social apaisé, avec une intégration renforcée de ces populations dans le reste de la société.

 

Bibliographie

DOUCET David et SALVESBERG Sophie. « Il ne faut pas juger une forme urbaine sur son destin social ». les Inrocks, 10/05/2013.

PAQUOT, Thierry, L’Urbanisme c’est notre affaire !, 2010

MERLIN, Pierre. Des grands ensembles aux cités, 2010